par Maurice Causse (suite des pages précédentes)
Les siècles qui suivent sont des siècles d'ignorance mutuelle jusqu'à la Réforme. Il aurait pu en aller différemment autour du XII° siècle avec le rayonnement de Cordoue, les missions de saint François d'Assise, et des contacts pacifiques ayant traversé les chocs des croisades. Mais, pour créer une réelle interférence, il faut des contacts où les deux parties trouvent réellement leur intérêt. Ce fut le cas au XVI° siècle. La politique, évidemment. A l'ouest, la France encadrée par l'empire de Charles Quint sur l'espace germanique et l'Espagne. A l'est, l'empire de Charles Quint encadré par la France et l'empire ottoman. A l'est encore, l'empire ottoman encadré par Charles Quint et l'empire perse. Ce fut le triomphe de la diplomatie à grande échelle, dont il ne faut pas sous-estimer l'importance au plan religieux : la confession d'Augsbourg en 1530, avec la liberté religieuse aux princes luthériens, dut son existence au besoin qu'avait Charles Quint de leur participation à la guerre contre les Turcs. La Réforme en Hongrie doit à ceux-ci sa survie, mais aussi ses frontières, car il y avait l'empire perse de l'autre côté. Quant à la France, elle reçut de cette alliance avec l'Empire ottoman contre Charles Quint le monopole de la représentation des intérêts catholiques au Moyen Orient, et donc ses droits d'intervenir à Jérusalem, toujours agissants dans notre France « laïque » des siècles présents. Il ne faut donc pas sous-estimer la politique.
Cependant, la politique n'est que l'actualité d'enjeux plus profonds et permanents : celui créé par Constantin, où l'Eglise a trouvé dans le dogme trinitaire, élevé au rang d'une loi fondamentale de l'Etat, le moyen d'asseoir son système de pouvoir. L'un et l'autre vont être mis en cause avec l'aventure de Michel Servet. Là réapparaît, en pleine lumière, le fil d'Arius.
le 22 février 2011, la Poste espagnole émet un timbre à l’effigie de Michel Servet ; une première émission avait déjà eu lieu en 1977. Vu sur le site Liberté de croyances, " blog consacré à la liberté de croyance et l'anti-trinitarisme autour de Michel Servet et Sébastien Castellion" (lien).
On trouve une information abondante sur Servet dans la Correspondance unitarienne et La Besace des unitariens. Il convient de signaler aussi, et pour toute la suite de l'Histoire, The Radical Reformation, de George H. Williams, et bien entendu la récente édition complète des œuvres de Servet en Espagne, sous la direction d'Angel Alcala (Saragosse, 2005). Et enfin, en 2011, l'édition bilingue de la Restitution du Christianisme par Rolande-Michelle Bénin (Paris, Champion). On peut considérer qu'un tel ensemble fait face à toute la publication qui a pu accompagner le cinquième centenaire de Calvin, en 2009. Pour l'équité historiographique, on devrait souhaiter aussi une réédition du Sébastien Castellion de Ferdinand Buisson (Paris 1892). Mais l'édition de la Restitutio par Mme Bénin nous permettra de simplifier le face-à-face.
Car les deux protagonistes sont bien représentés par leurs deux grands livres. Servet s'adressait nommément à Calvin. Quant à ce dernier, l'édition 1559 de l'Institutio est truffée d'attaques contre Servet, lequel sera supplicié en 1553 : Or, de nostre temps même, il s'est eslevé un monstre, qui n'est point moins pernicieux que ces hérétiques anciens, asçavoir Michel Servet, lequel a voulu supposer au lieu du Fils de Dieu je ne sçay quel fantosme (II, XIV, 5).
Servet jugeait blasphématoire la vision trinitaire de Calvin. C'était sans doute un argument ad hominem, car les deux hommes se connaissaient depuis longtemps, et Calvin ne s'était soumis au symbole d'Athanase en 1537 qu'en face de Caroli, celui-ci l'accusant alors d'être arien. Il fallait céder, et même donner des preuves de sincérité. Le supplice de Servet fut la principale de ces preuves, encore que non décisive pour tout le monde, et ce supplice fut approuvé par tous les principaux Réformateurs.
Le débat ainsi rouvert, sinon sans risque, du moins sans celui d'un bûcher de bois mouillé, nous permet d'apprécier ce qui fait pour nous l'essentiel de la foi chrétienne, à savoir la fidélité à l'Ecriture sainte. Comment l'un et l'autre protagoniste utilise-t-il les textes de la Bible ?
Nous remarquerons la citation de Job 19, 25 donnée par Calvin, II, X, 19 : Je sçay, dit Job, que mon Rédempteur vit, et qu'au dernier jour JE ressusciteray de la terre et verray mon Rédempteur en ce corps : ceste espérance est cachée en mon sein. Autrement dit Calvin, qui a préfacé la bible d'Olivétan en 1535, cite toujours la Bible avec le contresens de la Vulgate latine. Le texte hébreu dit : IL se dressera (mon Rédempteur). Olivétan traduisait en effet avec le demi contresens de Luther : Je sçay bien que mon rédempteur vit et qu'IL ME ressuscitera sur la terre au dernier jour. Et combien que les vers ayent rongé ceste chair après ma peau, toutesfoys je verray Dieu en ma chair. Bien sûr, le pronom complément ME est de trop. Il sera supprimé dans des bibles protestantes futures, comme celle d'Ostervald en 1724. Nous avons là un bon exemple de la vérité... en marche.
Quant à Servet, il traite évidemment de la Résurrection, mais ne cite pas Job. Il en donne en fait une interprétation très proche de Paul : Celui qui ne reconnaît pas que le Christ vit en lui, n'a pas été régénéré. Celui qui reconnaît en lui-même le Christ, prend conscience qu'il est ressuscité et que lui-même doit ressusciter à son exemple (...) Grande est la force de la résurrection du Christ, si grande qu'en la reconnaissant, on reconnaît aussi la nôtre de façon évidente, on la goûte et on en fait l'expérience dans l'homme intérieur (548-49 ; p. 1284).
Le lecteur n'a pas manqué de remarquer cette référence de Servet à l'expérience personnelle. C'est en fait un esprit moderne. Et puisque sa gloire scientifique est d'avoir découvert la double circulation du sang dans les poumons, il vaut la peine de voir comment il la situe dans sa vision du Saint-Esprit et la Trinité :
Il est écrit que l'âme est dans le sang, et que l'âme elle-même est le sang, ou l'esprit sanguin. Il est écrit non pas que l'âme est principalement dans les parois du cœur, ou dans le corps même du cerveau, ou du foie, mais dans le sang, comme l'enseigne Dieu lui-même en Genèse 9, 4, Lévitique 17, 11-14, et Deutéronome 12, 23.
Mais concernant cette question, il faut d'abord comprendre la génération substantielle de l'esprit vital lui-même, qui se compose et se nourrit de l'air inspiré et du sang le plus subtil. L'esprit vital a son origine dans le ventricule gauche du cœur, et ce sont principalement les poumons qui aident à sa génération. C'est un esprit ténu, élaboré par la force de la chaleur, de couleur rouge, de puissance ignée, de sorte qu'il est comme une vapeur lumineuse issue du sang le plus pur, contenant en lui la substance de l'eau, de l'air et du feu. Il est généré à partir du mélange qui se fait dans les poumons de l'air inspiré avec le sang subtil élaboré, que le ventricule droit du cœur communique au gauche. Or cette communication se fait non pas par la paroi médiane du cœur, comme on le croit vulgairement, mais par un important processus, le sang subtil est mis en mouvement depuis le ventricule droit, avec un long circuit à travers les poumons. Il est préparé par les poumons, devient rouge, et il est transvasé de la veine artérielle à l'artère veineuse. Puis il se mêle, précisément dans l'artère veineuse, à l'air inspiré, et il est purifié de sa couleur sombre par l'expiration. Et c'est ainsi qu'enfin la totalité du mélange est entraînée depuis le ventricule gauche au moyen de la diastole. Ce sont là les instruments appropriés qui permettent la production de l'esprit vital. (170. p. 476).
Servet eut conscience de l'innovation scientifique. Le lecteur médecin cherchera peut-être à l'analyser davantage, même si sa vision morale ou religieuse de sa vocation médicale ne suit pas les mêmes sentiers. Après tout, quand Alexander Fleming découvrit les propriétés du Penicillium sur une branche d'hysope, son âme d'Ecossais lui rappela le psaume 51 : Purifie-moi avec l'hysope, et je serai purifié. L'essentiel, qui n'est pas encore exprimé, est que la théologie n'est plus une discipline autonome. Ses idées, ses préjugés, se glissent partout, et les hasards de l'expérience les rendent parfois performants, sans en démontrer pour autant la vérité propre. Et réciproquement les résultats des autres disciplines influent sur la théologie, et même les théologies adverses, et aussi bien juive et arabe par exemple.
Pour interpréter la célèbre prophétie d'Esaïe 7, La jeune fille deviendra enceinte et enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d'Emmanuel, Servet se rallie au sens admis par l'exégèse juive : il s'agit de la naissance du futur roi Ezéchias (70 ; p. 254). Après quoi il en souligne l'évocation dans l'Evangile comme modèle messianique. Du même ordre est son ouverture à l'islam, qui va explicitement contribuer à sa condamnation et son exécution particulièrement cruelle (au bois mouillé) : Quelle misère que nous soyons coupés d'eux (des juifs et des musulmans), par ce dogme trinitaire (35, p. 174). Et pourtant, comme la théologie de l'évêque arien Maximin, celle de Servet est incontestablement de forme trinitaire.
C'est une forme de la piété, qui définit pour lui la foi chrétienne. Malgré un impressionnant déploiement d'érudition, le système de Servet reste davantage un plaidoyer, ou un témoignage, qu'un enseignement : Considère, lecteur, avec quelle efficacité, avec quelle ardeur Jean a dit : Quiconque aura cru que Jésus est le fils de Dieu demeure en Dieu et Dieu en lui... Ecoute le Christ lui-même, qui enseigne toujours que c'est l'oeuvre de Dieu et que la vie éternelle est déjà présente si nous croyons qu'il est le fils de Dieu... C'est là pour moi un fondement perpétuel. Le Christ est pour moi l'unique évangéliste. (290, p. 726).
Autrement dit, par son ouverture et sa subjectivité, ce n'est pas une théologie figée dans le temps. On passera sur des développements devenus difficilement compréhensibles aujourd'hui, et cependant le témoignage scellé par le martyre garde présence et pouvoir d'émotion. Nous ne dirons rien des fautes nombreuses, notamment sur les citations de l'hébreu. Mme Bénin relève (p. 397) que bien des erreurs sont imputables à l'imprimeur, Servet n'ayant pas eu la possibilité, le temps, de corriger les épreuves de son livre. Une erreur n'est cependant, à coup sûr, pas involontaire, dans la page de titre, reproduite par l'éditeur : (hébreu, Daniel 12,1) : En ce temps-là se leva MICHEL SER... Le texte hébreu porte SAR. (grec, Apocalypse 12,7) …Et il y eut un grand combat dans le ciel (Michel et ses anges combattirent le dragon). Sar désigne le chef ; c'est le titre actuel des ministres israéliens. C'est Servet qui a écrit Ser, et il suffirait de continuer, en hébreu au lieu du grec, par "vé, et", pour avoir son nom complet !
Arrivés à ce point de notre itinéraire suivant le "fil arien", nous voyons l'importance de ce débat entre Augustin et Maximin, à armes égales grâce au débat de 427, qui va se poursuivre à travers les siècles. Et de même, grâce à la publication de la Restitution, le débat entre Calvin et Servet nous apparaît dans sa vraie dimension qui est celle de deux livres comparables, l'Institution et la Restitution. Servet n'est pas seulement un martyr, ni même seulement un résistant ; c'est un grand penseur qui n'a sans doute pas raison en tout, mais à la mesure de son adversaire. Il ne s'agit pas de prendre son parti, ni celui des Ariens auparavant, ni même celui de l'islam, au moins pour l'historien. Mais, à considérer le grand débat initial, celui fixé par le symbole d'Athanase, le jugement de l'Histoire est clair : c'est Athanase qui a le plus vieilli. Le labyrinthe construit autour n'étouffera jamais les efforts de croyants honnêtes pour en libérer leur Eglise.
à suivre …