Nous ne nous étendrons pas sur les débats dogmatiques. Ils ont provoqué des disputes parfois féroces entre les orthodoxes, partisans des confessions de foi du XVI° siècle, et les libéraux qui contestaient leur autorité, les trouvant dépassées. Lucien des Mesnards, évangéliste résolument orthodoxe, émettait le voeu, dans son journal Le Témoin de la Vérité, qu'on pût être un "orthodoxe aimable"...
Pour la plupart, l'identité protestante ne repose pas sur des doctrines, mais sur un ensemble de souvenirs respectés dans les familles, souvenirs souvent douloureux. Parmi bien d'autres, le souvenir de Louise Morin surnommée la Maréchale à cause de sa distinction, de Beaufort-sur-Gervanne, près de Crest. Surprise dans une assemblée dénoncée par le curé de Beaufort, elle ne put s'enfuir, car elle tenait un bébé dans les bras. Détenue pendant 15 jours à la Tour de Crest, elle fut condamnée à être pendue devant sa maison, à Beaufort. Etant au pied de l'échelle, elle demanda la permission de donner le sein à son enfant, pour une dernière fois, et l'obtint. Quand ce fut fini, elle remit le bébé à une nièce qui était là, dans l'assistance, puis elle monta sur l'échelle "en chantant les louanges de Dieu"... Passé 1900, on montrait encore, à Beaufort, la poutre qui sortait du mur, devant sa maison. L'essentiel de cette Eglise, pour Samuel Vincent, c'est qu'il l'aime. L'essentiel n'est pas d'en détenir les clés du pouvoir, mais la liberté reconnue, pour chaque individu ou communauté qui s'y rattache, d'exprimer sa foi comme il l'entend. On dira de lui qu'il est un libéral.
Cela dit, le courant libéral français fut bien représenté, et tout d'abord dans un domaine capital, celui de la haute culture théologique. Albert Réville a compté, dans le fichier de la Bibliothèque nationale à Paris, plus de 600 références. Dans la recension de la biographie d'Ernest Renan écrite par M. Van Deth, que le lecteur peut trouver dans La Besace des unitariens ( lien), sont indiquées ses relations érudites avec Renan, et l'estime témoignée par ce dernier pour son Commentaire de l'Evangile selon saint Matthieu. La science a progressé depuis 150 ans, mais la datation vers les années 80 de cet évangile par Albert Réville reste dans les ordres de grandeur admis.
Il faut mentionner aussi les rédacteurs de la Revue de théologie de Strasbourg : Edouard Reuss, Michel Nicolas, Timothée Colani, pour s'en tenir aux principaux. On ne leur a pas toujours témoigné une estime à la mesure de leurs mérites, pour une raison simple : c'est que s'ils admiraient les théologiens de l'Allemagne, la réciproque n'existait pas.
Auguste Sabatier - Un Théologien À L'air Libre (1839-1901), par Bernard Reymond, 2011, Genève, Labor et Fides,
Il faut enfin une mention spéciale pour le dernier d'entre eux, Auguste Sabatier, généralement considéré comme libéral, un peu malgré lui. Son livre le plus connu est l'Esquisse d'une philosophie de la religion (1897, réédition en 1911). Il eut un temps de célébrité en France et à l'étranger, notamment aux Etats-Unis et en Italie, grâce en partie à son homonymie avec Paul Sabatier que l'on croyait être son parent proche. Un admirateur éminent fut Nathan Söderblom, futur archevêque d'Upsal, qui le traduisit en suédois. Ce livre a suscité divers travaux d'analyse parmi lesquels on doit retenir ceux de Jean Deprun (1966) et de Bernard Reymond (1976). Les lecteurs unitariens y trouveront leur miel avec l'évolution du dogme trinitaire dans l'Histoire. Malgré toutes ces références, je ne pense pas que ce livre nous donne la trace la plus novatrice d'Auguste Sabatier dans l'Histoire religieuse. Son dernier grand livre, posthume, est Les Religions d'autorité et la Religion de l'Esprit (1904, réédition en 1956). Auguste Sabatier y déploie une immense érudition qui ne se trouve pas dans Samuel Vincent, et l'initié peut même y voir, entre les lignes, l'écho des disputes du siècle qui ont divisé les protestants. Mais la thèse fondamentale sur la frontière qui existe entre La religion de l'Esprit et Les religions d'autorité est tout aussi clairement exposée chez Samuel Vincent.
L'ouvrage le plus novateur d'Auguste Sabatier reste pour nous sa thèse de 1870 soutenue à Strasbourg, L'apôtre Paul, esquisse d'une histoire de sa pensée. Le mot important, c'est l'histoire, avec sa notion d'évolution. La pensée de Paul a évolué sous l'effet des circonstances. Les conséquences de cette découverte étaient dévastatrices pour l'édifice dogmatique de la théologie chrétienne, et sans doute dépassait-elle même en cela les intentions de l'auteur. D'autres s'en chargèrent pour lui. On en fit une "théologie de l'évolution", comme s'il s'agissait d'un système à la mode, pris dans l'air du temps. La notion même de Parole de Dieu était atteinte. Il ne serait donc plus possible au prédicateur de s'appuyer sur une parole biblique, prise comme texte de la base révélée, pour s'adresser à l'assemblée des fidèles. Pour un dogmaticien, c'était aussi grave que Newton excluant Dieu des lois de la Nature. Sans entrer dans les péripéties parfois douloureuses de cette contestation, résumons quelques faits de cette évolution dans la pensée de saint Paul.
- Le premier problème théologique de l'Eglise chrétienne fut que le Jugement dernier, plus ou moins lié au rétablissement du royaume d'Israël sur la terre, tardait à se manifester. (Actes I, 6) Paul n'est pas encore là.
- Le retard se confirme, et les premiers chrétiens meurent. Or, tous espéraient éviter cette épreuve. Là, Paul répond que, au son de la trompette annonçant le Messie et le Jugement, les morts monteront les premiers. Après quoi nous, les vivants, nous nous envolerons sur les nuées pour les rejoindre auprès du Seigneur (1 Thessaloniciens 4, 16-17).
- Encore des retards, et des morts, des malades... Mais c'est aussi votre faute. Quand vous célébrez le repas du Seigneur, chacun mange ses provisions à part, sans se préoccuper des autres. C'est à cause de cela ! J'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné : c'est que le Seigneur Jésus, la nuit où il fut livré (1 Corinthiens 11,17-23). Et c'est l'inoubliable passage que tout chrétien entend lors de la communion.
- Un drame s'est produit. Paul a compris qu'il devrait, lui aussi, mourir un jour. Peut-être lorsqu'il a été livré aux bêtes (1 Cor 15, 32). Mais l'essentiel, alors, c'est la foi à la Résurrection. Pas évident... Difficile à croire ! Mais enfin, Grecs, vous y croyez plus que vous ne le dites. La preuve, c'est que vous vous faites baptiser pour les morts (v. 29). (Comprenons que des convertis, voyant des êtres chers disparaître sans avoir obtenu le baptême, demandaient des procurations pour le ciel) Mais sous quelle forme, dites-vous ? C'est vrai qu'il faut un corps, mais il y a différentes sortes de corps : les corps à quatre pattes, les corps d'oiseaux, les corps de poissons, les corps terrestres, les corps célestes, et finalement les corps ressuscités qui ont la propriété d'être incorruptibles et spirituels, comme celui du Christ. Tout cela nous arrivera d'un seul coup au son de la dernière trompette (C'est dur. Paul prend les arguments qu'il peut, dans tout ce chapitre 15 de 1 Corinthiens). A ce drame s'en est joint un autre : ses fidèles ont failli l'abandonner. Cette épreuve traverse toute la 2ème aux Corinthiens.
- Paul s'est habitué à cette idée qu'il allait mourir. Mais après tout qu'importe. Christ est bien mort lui aussi. Si son esprit est en moi, j'ai l'essentiel, que je sois vivant ou que je meure. Chrétiens, nous sommes déjà citoyens des cieux.
Tout cet achèvement se développe au cours de la dernière épitre sûrement authentique de saint Paul, l'Epître aux Philippiens. On voit qu'elle n'a rien d'une spéculation dans un bureau et devant sa feuille de papier. Chacun de nous fut jeune un jour, et vieillira jusqu'à ce que vienne la mort, après des joies et des douleurs. C'est l'exemple même de Paul, de sa lutte pour faire partager à d'autres sa foi, qui sera désormais notre Parole de Dieu. D'une petite communauté groupée autour d'une illusoire fin du monde libératrice à Jérusalem, Paul a tiré pour les Juifs et les non-Juifs, donc à la dimension de l'Humanité entière, une manière de donner un sens à la vie qui traversera les siècles.
Auguste Sabatier a tenté une analyse du même ordre concernant la vie de Jésus, avec moins de succès, mais aussi des sources moins abondantes. Albert Schweitzer eut une opinion très négatives sur les essais de Vie de Jésus. Pourtant, le procès et la Passion de Jésus sont accessibles à l'analyse historique. D'autre part, les connaissances relatives au contexte palestinien contemporain font régulièrement des progrès. La difficulté majeure est, pour les passages qu'on peut dire historiques, de les situer dans une chronologie, et de situer des paroles d'enseignement dans cette chronologie.
Mais, cela dit, deux évènements autres que la Croix peuvent être considérés comme bornes milliaires dans la vie de Jésus. L'un, apparemment quand il vient de choisir ses douze apôtres, et que sa famille l'a cru fou (Marc, 3, 21). L'autre quand il chasse les marchands du Temple à coups de fouet (Jean 2, 15). On a le droit de penser, pour l'un, que Jésus agissait pour la première fois en tant que Messie. Quant à l'autre, il apparaît aux autorités romaine et juive comme un scandale public, à réprimer. Donc ce scandale doit être le point de départ de l'Affaire Jésus. Vouloir nier tout essai de classement chronologique par rapport à ces deux faits, cela paraît surtout lié à la volonté de privilégier deux évènements qui, eux, n'entreront jamais dans aucune chronologie : la conception virginale et les scènes au Sépulcre sur la Résurrection - auxquelles saint Paul ne fait jamais la moindre allusion. Autrement dit, même si les données sont insuffisantes pour une biographie en bonne et due forme, les recherches historiques sur la vie de Jésus restent bel et bien à l'ordre du jour. D'ailleurs, vulgarisation ou érudition pointue, voire farfelue, elles suscitent toujours le plus vif intérêt dans le public.
A. Sabatier reçut un renfort idéologique de grand poids dans sa vision de la Révélation par le témoignage de l'Histoire, avec son illustre homonyme Paul Sabatier. Celui-ci, avec sa Vie de saint François d'Assise (1893), et plus encore avec les trouvailles qui suivirent et confirmaient la base documentaire de la biographie du saint, apportait aussi le même témoignage d'une biographie scientifique. Là encore, le fait nouveau est que le message est porté non par les reliques, les récits de miracles, ou quelques paroles isolées, mais qu’il est contenu dans l'aventure entière d'un homme voué à l'imitation du Christ, à travers des épreuves qui l'ont partiellement brisé, voire mené aux limites de l'hérésie, mais finalement tenace jusqu'à la mort. Les deux Sabatier n'étaient pas d'accord en tout, mais ils se sont compris et aimés.
Je ne suis pas surpris, écrit Auguste à Paul, mais très heureux de la découverte que vous m'apprenez, et de la nouvelle confirmation que les archives viennent de donner de l'excellence de votre méthode historique. Les faits littéraires, une fois constatés, sont aussi positifs que tous les autres, et ils se relient avec d'autres faits qui finissent par se découvrir quand la chose est possible. Cela me donne du courage et de la joie dans la même méthode de critique littéraire que j'applique aux premiers documents du christianisme (14 janvier 1899, arch. Urbino).
Un chemin nouveau se dessine à l'approche du XX°siècle : nous arrivons au temps des biographies. Voyez comme elles fleurissent aujourd'hui, et comme elles intéressent. Le fait nouveau, c'est que les saints ne sont plus parfaits. Paul ne l'était pas. Newton eut ses petitesses. C'est le triomphe des archivistes !
Et le débat sur la Trinité ? il n'en est plus question. C'est un débat d'arrière-garde. Samuel Vincent le croyait déjà, trop tôt peut-être. Mais le temps des libéraux pourrait revenir avec quelques rééditions. Je rappelle cette autre grande biographie, de Sébastien Castellion par Ferdinand Buisson, 1892. Il suffit de tomber sur les écrits d'un Coquerel, par exemple, pour constater à quel point il a peu vieilli, et en tout cas beaucoup moins que ... d'autres. Ils sont tous unitariens de fait, sans le dire.