par Lawrence M. F. Sudbury
Si l’islam contemporain est très marqué par le développement du radicalisme wahhabite, il n’en a pas toujours été ainsi et les pratiques furent très souvent beaucoup plus tolérantes qu’en Occident. Il en était ainsi, en ce qui concerne l’empire ottoman, à l’époque où l’édit de Torda fut proclamé en Transylvanie en 1568.
En juillet 1540, le sultan Soliman le Magnifique apprend la naissance de Jean Sigismond, fils du roi de la Hongrie et voïvode de la Transylvanie Jean Zapolya et de sa femme Isabelle Jaggelon. Il envoie alors un représentant personnel qui veillera 24 heures sur 24 dans un angle de la pièce où se trouve la reine pour veiller sur elle et sur son enfant. C'est une décision avisée car le roi meurt deux semaines après. Sur son lit de mort, il donne instructions pour que son fils hérite de ses titres, en violation flagrante d'un accord précédent passé avec Ferdinand, frère de l'empereur Charles Quint, qui est lui aussi roi de Hongrie, contrôlant la seule partie habsbourgeoise (et à qui Jean Zapolya avait promis la réunification du royaume à son bénéfice après sa mort). Ferdinand, constatant que la noblesse transylvaine suit le revirement de son souverain, passe à l’offensive et va jusqu'à assièger Buda (ndlr - ex partie de Budapest, rive droite). La ville résiste jusqu’en 1541, mais les troupes d’Isabelle sont sur le point de céder lorsque Soliman envoie une armée qui repousse les assiégeants et reprend le contrôle de toute la Basse-Hongrie. Les Turcs confirment le statut autonome de la Transylvanie sous leur protectorat. Etat tampon entre le catholicisme autrichien et l’islam ottoman, elle deviendra l’un des endroits les plus sûrs pour le développement du protestantisme en Europe.
Les ans passent et nous arrivons en 1568. Jean Sigismond est maintenant adulte et, sous l'influence de son chapelain de cour Ferenc David, il se montre favorable au protestants anti-trinitaires (ndlr - tout en restant officiellement de confession catholique) ; mécontents, les calvinistes suscitent de nombreux débats théologiques. Il convoque un concile à Torda et, à la fin des travaux, amplement dominés par David et l’italien Georges Biandrata, médecin à sa cour, il émet l'édit qui porte le nom de la ville. Celui-ci autorise un pluralisme religieux avec les cultes catholique et protestants (luthériens, calvinistes, anti-trinitaires), chaque congrégation ayant le droit de choisir son prédicateur et l’injonction de ne pas s’en prendre à ses biens et à sa personne en cas de désaccord. En pleine période d’une Contre-Réforme agressive, l’événement est notable et l’Eglise unitarienne de Transylvanie en fera la date de sa fondation.
En quoi l’islam ottoman fut il propice à cette tolérance religieuse ? Malheureusement, nous manquons de documents pour jauger de son influence, mais les frontières étaient assurément plus perméables que ne le croient encore de nombreux historiens ; à commencer par le cas de l'Andalus en Espagne entre les VIII et XV siècle. Erasmienne de longue date et humaniste, la reine Isabelle avait déjà, pendant sa régence (son fils étant mineur), promulgué une premier déclaration de tolérance, quoique plus limitée. C’est donc toute une cour qui était acquise à ces nouvelles idées.
Contrairement aux spécialistes ungaro-transylvaniens ou turcs d'aujourd'hui (par crispation nationaliste ?), des historiens anglo-saxon sont plutôt enclins à voir une influence ottomane dans ces événements. George Huntston Williams, par exemple, dans son "The Radical Reform", reconnaît l'impact possible de la diplomatie ottomane quoiqu’il suggère que celle-ci était simplement un simple instrument de politique visant à maintenir l’emprise de l’empire. En fait, la Sublime Porte faisait preuve de souplesse vis-à-vis des coutumes locales pas seulement pour des raisons de stratégie militaire. L'historienne du Moyen Orient Victoria Holbrook nous rappelle que : « Les Ottomans s’avéraient rarement capables d'inclure et de synthétiser les éléments culturels des territoires qu’ils conquéraient, mais ils étaient connus pour la mise en place de structures qui se conciliaient parfaitement avec celles avec lesquelles les gens avaient vécu avant leur arrivée et pour l'ouverture avec laquelle ils permettaient que chaque région choisisse son propre système de vie et croyances religieuses. ». Cela était aussi lié à l’étendue de l’empire. Pour les minorités religieuses, il existait un statut de protection, celui du « dhimmi » en échange d’une taxe (à vraie dire plutôt lourde !). Il n’est donc pas hasardeux de penser que la tolérance fût un trait distinctif de la politique ottomane et qu'elle résultait d’une certaine interprétation de l'islam. Il est connu, par exemple, que les Juifs trouvèrent dans l'empire ottoman un endroit extrêmement hospitalier, au point qu’une diaspora considérable se dirigea vers le Moyen-Orient pendant que l'antisémitisme grandissait dans toute Europe.
Pour dénigrer le développement de l’antitrinitarisme, l’historien calviniste Sándor Unghváry, soutient que « Ferenc David citait le Coran avec plus de plaisir et fréquence que la Bible » et le catholique Croze voit un rapport de filiation directe entre le monothéisme islamique et celui des unitariens ! C'est une histoire vieille (déjà plusieurs fois réfutées) qui trouve son origine dans cette conviction, typique du XVII et XVIII siècle, que la Réforme anti-trinitaire est une première étape vers une conversion à l'islam ; propre à Martin Luther, elle s'était développée avec l’islamophobie consécutive du siège de Vienne. Si Adam Neuser, théologien unitarien se convertit à l’islam, ce fut exceptionnel et parce qu'il était poursuivi pour hérésie. Il y eut cependant, plus qu’on ne le croit, des mariages mixtes dans la Hongrie du XVIème au XVIIème siècle, si bien qu’à la fin du XVIème siècle on établit que les fils devaient suivre la tradition du père et les filles, celle de la mère ! Berkes Niyazi, dans son étude excellente sur le laïcisme turc, signale le cas d’unitariens transylvains qui, persécutés par les Habsbourgeois, trouvèrent refuge – et parfois prospérité en terres ottomanes et accès à d’importantes charges publiques.
Le 24 août 1548, les autorités catholiques locales de Tolna demandèrent au représentant du pacha de Buda de sévir contre le protestant hongrois Imre Szigeti. La réponse fut alors négative et le représentant rappella que le pacha avait émis un "édit de tolérance" : "aux prédicateurs de la foi inventée par Luther il doit être permis de prêcher l'Évangile partout et à tous ceux qui veulent les écouter, librement et sans peur, et que tous les Hongrois et Slaves doivent être aptes à écouter et accueillir le mot de Dieu sans que quelqu’un ne soit en danger, parce que celui-ci (ce mot) est le commandement de la vraie foi chrétienne.". A noter que cet édit de 1548 affirme la liberté de conscience et fait le lien entre la vraie foi et l’écoute libre. En 1568, l’édit de Torda se situe donc à la suite d'édits précédents de tolérance.
Ferenc David pouvait-il connaître ce texte de 1548 ? Comme David (et à la même période), Imre Szigeti avait été étudiant hongrois à Wittenberg et, dans une lettre à Mathias Flacio – lequel était connu aussi de David – , Szigeti évoque cet édit du Pacha. Cet édit était bien connu et en vigueur. En 1574, en Basse-Hongrie, deux prêcheurs défenseurs de la cause anti-trinitaire furent persécutés pour hérésie de la part des autorités locales et l'un d'eux, George Alvinczi, fut mis à la mort sur ordre d'un surintendant calviniste ; des unitariens influents s'adressèrent au Pacha de Buda pour demander justice ; celui-ci déclara l'exécution inhumaine et il ordonna que le surintendant et deux des siens furent mis à mort, mais la sentence ne fut toutefois pas exécutée suite à l’intervention pacifiste d’un prêcheur unitarien de Pécs (ndlr - bourgade en face de Buda, sur la rive gauche du Danube, qui incluse depuis à Buda donna le nom de Budapest)
La politique et le système juridique ottoman ont indéniablement joué en faveur de la Réforme. Entre 1550 et 1570, les protestants en terre hongroise, directement ou indirectement gouvernés par les Ottomans, purent tenir leurs débats doctrinaux et faire face à la Contre-réforme.
Références bibliographiques :
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