"Léon Tolstoï (1828 - 1910), chrétien libre … et excommunié", par Albert Blanchard-Gaillard, Recherches unitariennes, n° 13, 1er trimestre 2004 et n° 14, automne 2004.
Le 4ème fils du comte Nicolas Iliitch Tolstoï et de la princesse Marie Volkonski est né le 28 août 1828 à Iasnaïa Poliana (la Clairière aux frênes), à 200 km au sud de Moscou. PLus tard, cette propriété, célèbre dans le monde entier, sera sa base et son refuge.
Après quelques années d’études de philologie et de droit à Kazan, il suit son frère à l’Armée, dans la région du Caucase. Ensuite, il est envoyé surs sa demande à la guerre de Crimée (1854-1855), où il fait preuve d’une très grande bravoure.
En congé de la vie militaire à la fin de 1855, c’est à la création littéraire qu’il va consacrer une grande partie de ses forces : de la trilogie " Enfance - Adolescence - Jeunesse " (1852-1857) aux grands romans que sont " Guerre et Paix " (1869), " Anna Karénine (1877), jusqu’à " Résurrection " (1899), sans compter les nombreux récits, contes, journaux et ouvrages théoriques. Léon Tolstoï va devenir le phare de la littérature universelle que tout le monde connaît. Aussi bien n’est-ce pas ce versant bien défriché de son activité à laquelle nous allons nous intéresser ici, mais plutôt à sa pensée et plus particulièrement à sa pensée religieuse et aux tourments qu’il a endurés à cause d’elle. Sous-tendant le travail romanesque, qui est pour l’auteur auto-analyse et progression intérieure, une vie spirituelle intense va animer toute l’existence adulte de L. Tolstoï. Cette spiritualité se manifestera essentiellement à partir de deux préoccupations : la sympathie agissante pour les serfs et moujiks considérés comme l’âme de la nation à l’inverse de la noblesse futile et parasitaire, une recherche religieuse permanente (qui n’a pas toujours été prise en considération par certains biographes superficiels).
Toltoï a bien du mal à achever " Anna Karénine ", dont la rédaction lui prend quatre ans. La publication de " ce roman âprement pessimiste " (Henri Troyat) va coïncider avec une profonde dépression chez l’auteur, avec même la tentation du suicide : " Après avoir atteint ce sommet [l’auteur évoque sa cinquantaine et sa célébrité] d’où l’on découvre l’existence en entier, je me trouvais debout, tel un imbécile, comprenant enfin qu’il n’y avait rien, qu’il n’y aurait jamais rien dans la vie ".
Voulant échapper au vertige du néant, il pense trouver la solution dans la foi simple des gens du peuple. Pas de vie possible sans une foi profonde. Le Comte, lecteur de Pascal, va se rappeler les lignes célèbres de la Pensée 233 : " Suivez la manière par où ils [" les gens guéris de l’infidélité "] ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement, même cela vous fait croire et vous abêtira … ". Il va alors s’astreindre, avec une totale sincérité, à deux ans de pratique de la religion populaire, la plus simpliste et la plus mortifiante pour l’intelligence. " Même si, dira Troyat, certains rites de la religion lui paraissent absurdes, injustifiables, même si le comportement des fidèles lui rappelait les plus obscures superstitions … avec la même ardeur qu’il apportait jadis à critiquer les dogmes de l’Eglise orthodoxe, Léon Toltoï se jeta dans la piété ". Il récitait longuement ses prières quotidiennes, faisait maigre le mercredi et le vendredi, assistait aux offices matinaux du dimanche … Même, à deux reprises, habillé en moujik, des sandales en écorce aux pieds, la besace du vagabond sur le dos, il se rendit en pèlerinage dans le célèbre couvent d’Optina-Poustyne, à quelques centaines de verstes de chez lui. Mais, à chaque fois, la rencontre avec le staretz Ambroise le déçut. C’est que Toltoï, même avant sa " conversion ", n’était pas un vulgaire agnostique. Il croyait en Dieu, en les leçons de l’Evangile, et il était très attaché à la personne de l’homme de Galilée. Quand il dit un jour à l’évêque de Toula qu’il envisageait de distribuer tous ses biens aux pauvres (comme par exemple dans Actes 2, 45), le dignitaire le regarda avec pitié, lui disant que c’était une " voie dangereuse ".
Sa rupture avec l’Eglise établie :
Vers le milieu de 1878, ses doutes revinrent. Il ne put plus se plier aux sottes dévotions et à l’abandon de tout esprit critique qu’il s’était forcé d’accepter. Dans son journal de 1878, il note : " La prière pour la victoire sur les ennemis est un sacrilège. Le chrétien doit prier pour ses ennemis et non contre eux ".
A quelque temps de là, s’apprêtant par habitude à communier, il entendit le prêtre lui demander de répéter après lui que le corps et le sang de Jésus étaient réellement présents sous les apparences du pain et du vin. Cette phrase, entendue pourtant des centaines de fois, lui occasionna un sursaut de révolte et de dégoût, et il ne fréquenta plus jamais l’Eglise. Il réagissait non à la façon d’un sceptique, mais, nous dit encore H. Troyat, " à la façon d’un chrétien des premiers âges, encore illuminé par la proximité historique du Seigneur ". Dans son carnet, il note, le 3 septembre 1899 : " L’Eglise, du troisième siècle à nos jours, n’est que mensonge, cruauté et tromperie. Au troisième siècle, quelque chose de grand s’y cachait encore. Mais qu’est-ce que c’est ? (…) Examinons l’Evangile ". Il ne croyait ni à la résurrection de Jésus, impensable, ni à sa divinité, rejetant comme flatus vocis le dogme de la Trinité.
Il est donc, disait-il, indispensable de repartir de l’Evangile et de repenser la religion en séparant le vrai du faux. Dans une lettre du début de 1890, il affirme : " Dès qu’on a voulu dire [de Jésus] qu’il était Dieu, la seconde personne de la Trinité, il en est résulté un sacrilège, un mensonge et une sottise (…Jésus) nous a offert le salut. Comment ? En nous apprenant à donner à notre vie un sens qui ne se détruit pas à la mort (…) Pour moi, le fond de cet enseignement, c’est qu’il faut, pour se sauver, chaque, à chaque heure, penser à Dieu, à son âme et, par conséquent, placer l’amour du prochain au-dessus de la vie bestiale ".
Il ressent la nécessité de faire partager sa foi. Il rédigea alors plusieurs livres, dont la diffusion fut d’ailleurs rendue difficile ou impossible. C’est d’abord une " Confession " (1879), puis une " Critique de la théologie dogmatique " (1880), une " Concordance et traduction des quatre évangiles " (1882), enfin, ce travail acharné de quatre ans s’achève par " Quelle est ma foi ? " de 1883. On essaya de tirer trente exemplaires de cette brochure, ce qui était possible sans l’autorisation de la Censure. Mais la Police les saisit quand même.
Voici les principes, tirés de l’Evangile, qui résumaient ce texte " subversif " : " Ne te mets pas en colère, ne commets pas l’adultère, ne prête pas de serment, ne résiste pas au mal par le mal, ne sois l’ennemie de personne, aime Dieu et ton prochain comme toi-même ". Le sage d’Iasnaïa Poliana, âgé de 55 ans, ajoutait : " Si étrange que cela puisse paraître, j’ai dû, après dix-huit siècles, découvrir ces règles comme une nouveauté ".
La police tsariste et les autorités de l’Eglise orthodoxe officielle étaient furieuses d’être contestées par un personnage aussi éminent - le " deuxième tsar de Russie " disait-on dans un écrit satirique intitulé " Le Lion (= Léon en russe) et l’Âne ". Elles purent censurer tous les écrits religieux du Maître, qui furent cependant traduits à l’étranger, mais ne purent, pour le moment, s’en prendre à sa personne trop célèbre et respectée dans le monde entier.
Le soutien aux minorités religieuses
Un courant religieux ancien, datant du XVIIème mais organisé au XVIIIème, surnommé les Doukhobors (en russe, les " lutteurs de l’Esprit "), de leur nom original " chrétiens de la fraternité universelle ", furent de nouveau persécutés à l’occasion de l’avènement du nouveau tsar, Nicolas II, influençable, borné et très réactionnaire. Déjà déportés dans le Caucase, ces " libertaires chrétiens " qui refusaient tout ce qui venait de l’Etat et de l’Eglise officielle (dont la servilité envers le pouvoir n’avait / n’a d’égale que sa cruauté envers les dissidents), furent brutalement réprimés par les Cosaques, qui firent de nombreuses victimes. Ces dragonnades avaient été déclenchées par l’administration civile / religieuse en juillet 1895. Le prétexte : leur refus du service militaire, du serment, de l’école. Leur non résistance à la violence, doctrine qui était aussi celle de Tolstoï, ne les protégea pas d’être sabrés ou défigurés à coup de fouet. Leurs maisons et leurs maigres biens furent confisqués ; quatre cent d’entre eux moururent.
Tolstoï fit immédiatement paraître, dans le Times de Londres, un reportage d’un de ses disciples sur la sanguinaire répression, sous le titre " the persecutions of Christians in Russi in 1895 ". Comme beaucoup de Doukhobors mouraient encore de privations. Tolstoï fit paraître, avec deux disciples, Birioukov et Tchertkov, un manifeste qui connut une certaine diffusion dactylographiée, intitulé : " Au secours ! ". Le tsar, qui en avait reçu un exemplaire, fit exiler Tchertkov, fils de général, et déporter Birioukov ; mais on n’osa pas toucher au grand écrivain. Ce dernier ne se découragea pas, malgré les nombreuses menaces de mort reçues par lettres anonymes. Il serait exécuté " parce qu’il offensait Notre Seigneur Jésus-Christ et se conduisait en adversaire du tsar et de la patrie ". Léon nota dans son journal en 1897 : " Je regrette qu’il y ait des gens qui me détestent, mais cela ne m’intéresse guère et ne me trouble en aucune façon ".
A Londres, Serge son fils avait réussi à intéresser les quakers, proches religieusement des doukhobors, à leur cause. D’autre part le gouvernement russe était très ennuyé de l’émotion soulevée par ces persécutions tant dans les milieux libéraux de Russie qu’à l’étranger. Il autorisa donc les "Chrétiens de la fraternité universelle " à émigrer au Canada ou des terres vierges en quantité suffisante étaient mises à leur disposition. Cependant il fallait financer le voyage et l’installation. Des familles nobles souscrivirent, mais de manière insuffisante. Le grand écrivain se remit alors au travail, achevant une nouvelle, Le Père Serge, et surtout un long roman, Résurrection, dont il décida d’effectuer les droits d’auteurs aux besoins de ces chrétiens en danger : ainsi une bonne partie des doukhobors put trouver la liberté au Canada, où leurs descendants résident toujours.
Tolstoï et sa famille vinrent aussi au secours d’autres dissidents religieux : Les molokhanes (ou buveurs de lait). Ces malheureux commettaient cet attentat à la religion du Christ (ou plutôt à sa version étatique russe) de boire du lait pendant le carême plutôt que de se nourrir de poissons et d’œufs comme tout le monde. En vertu de quoi le premier ministre Pobiédonostzev décida de leur faire retirer la garde de leurs enfants. Il fallut deux libelles du Comte et une démarche de sa fille Tania à Saint-Pétersbourg pour qu’une situation normal fut rétablie.
L’excommunication de Léon Tolstoï :
La publication de " Résurrection ", à partir de mars 1899, n’avait pas seulement pour but de lever des fonds pour les courants religieux opprimés. L’écrivain y attaquait de grandes institutions de l’Empire, comme la magistrature de l’Eglise orthodoxe d’Etat. Voici quelques phrases tirées d’une description d’un service religieux :
" La messe consistait en ceci : le pope s’étant affublé d’un costume spécial en brocart, bizarre et très incommode, découpait du pain en petits morceaux et les disposait sur une assiette pour les tremper ensuite dans une coupe de vin en prononçant des noms divers et des prières. (Pendant ce temps, le sacristain chantait diverses oraisons en slavon, incompréhensibles pour tous.) Le prêtre trempa un morceau de pain dans le vin, puis le mit dans la bouche. " Il était censé manger un morceau du corps de Dieu et boire une gorgées de son sang " Quand les fidèles eurent fait de même, " il remporta la coupe derrière la cloison où il mangea tous les petits morceaux du corps de Dieu, et but tout le sang qui restait, suça avec soin sa moustache, essuya sa bouche,…. Et, tout guilleret, faisant craquer les minces semelles de ses bottes en cuir de veau, sortit à pas décidés.". Ailleurs, Tolstoï écrivait que ce qui se déroule à l’église est " monstrueux et sacrilège ", et que c’est " une farce aux dépens du Christ ".
Depuis des années, les dignitaires orthodoxes, fonctionnaires de l’Etat, tonnaient en chaire contre " ce maître hérétique nouveau venu ", cet " impie et incroyant ". En 1896, Pobiédonostzev avait essayé d’obtenir du tsar son incarcération ad vitam dans un monastère sibérien. Enfin, en avril 1900, sur les ordres du premier ministre, le métropolite Antoine, chef du Saint-synode, se décida- t- il à prononcer l’excommunication du chrétien trop indépendant et donc scandaleux. Un décret officiel fut affiché, en février 1901 à la porte de toutes les églises. On y relevait parmi d’autres, les expressions suivantes :
" Dieu a permis qu’apparaisse un nouveau faux docteur, le comte Léon Tolstoï (…) Abusé par son esprit d’orgueil, il s’est élevé avec insolence et audace contre Dieu, contre le Christ, et contre son saint héritage, (…) l’Eglise par laquelle la Sainte Russie s’est maintenue forte jusqu’à présent (…) Il prêche, avec l’ardeur d’un fanatique, l’abolition de tous les dogmes (qui sont) l’essence même de la foi chrétienne ; il nie " la Sainte Trinité, Jésus-Christ Dieu-Homme, l’Immaculée Conception, la virginité avant et après la conception de Marie, mère de Dieu (…) Il n’a pas craint de se moquer du plus grand des mystères, la Sainte Eucharistie (…) ". C’est pourquoi il est retranché de l’Eglise, et qu’il n’est plus loisible à personne d’avoir de relations avec lui.
En fait, les marques de sympathie des écrivains, des étudiants et des classes éclairées, et même ceux des paysans qui étaient au courant et pouvaient s’exprimer, affluèrent en nombre malgré leur interdiction. Sonia, la femme de l’écrivain, pourtant une dévote habituellement peu ouverte, écrivit au métropolite Antoine les lignes suivantes (reproduites à l’étranger) : " Les coupables du péché de trahison ne sont pas ceux qui s’égarent en cherchant la vérité, mais ceux qui orgueilleusement se tiennent à la tête de l’Eglise et qui, au lieu de pratiquer (…). Le pardon, se transforment en bourreaux religieux. Dieu pardonnera plus facilement à ceux qui, en dehors de l’Eglise, renoncent aux biens terrestres et mènent une vie de charité qu’aux porteurs de mitres brillantes et de décorations, qui condamnent et excommunient… ".
Le 4 avril 1901, Tolstoï écrivit une lettre publique tant pour se démarquer des orthodoxes intolérants que des matérialistes agnostiques qui voulaient le présenter comme un des leurs. Tout en récusant une nouvelle fois les "dogmes incompréhensibles " de la Trinité et de l’Immaculée Conception, et les sacrements " vils et grossiers ", il formulait positivement sa foi :
" Je crois en Dieu que je conçois comme l’Esprit, l’Amour et le Principe de tout. Je crois qu’Il est en moi comme je suis en Lui. Je crois que la volonté de Dieu n’a jamais été mieux exprimée que dans la doctrine du Christ homme. Mais on ne peut considérer le Christ comme Dieu et lui adresser des prières sans commettre le plus grand des sacrilèges. Je crois que le sens de la vie, pour chacun de nous, est d’accroître l’amour de Lui… et que pour cela, il n’y a qu’un moyen, la prière, non celle dans les temples, réprouvée par Jésus, mais la prière solitaire, celle de l’union du cœur avec Dieu. "
Tolstoï avait 73 ans. A sa mort, neuf ans après, sa foi n’avait pas changé.