Pour lui, nous l'avons vu, la religion répondait à un besoin inné de la nature humaine et devait être le levain purificateur, le mobile vivifiant de l'activité quotidienne. Être religieux et viser à la perfection sur tous les domaines qu'il est donné à l'homme de parcourir, pour lui c'était tout un. Car si sa religion se résumait dans l'amour de Dieu, son Dieu, qu'il se gardait bien de définir, était essentiellement la perfection vivante, absolue.
La liberté la plus entière, civile, politique, religieuse, est une des premières conséquences de tels principes, une des premières exigences de leur application. Car l'homme ne peut se développer dans le sens du perfectionnement de son être que moyennant la liberté.
Quand on voit ce que, grâce à une liberté si souvent restreinte, à un développement encore bien entravé, l'homme a déjà réalisé des progrès, des réformes, des conquêtes, sur la nature brute ; quand on observe qu'en définitive la vraie moralité et la vraie piété profitent régulièrement des découvertes ou des améliorations émancipant l'homme des servitudes et des entraînements de la vie purement sensuelle ; quand on saisit, et dans l'histoire, et dans son propre cœur, cette loi du perfectionnement continu, qui n'est autre chose que l'action incessante du Créateur sur sa créature intelligente qu'il attire vers sa perfection à lui-même, qu'il fait venir à lui en faisant briller à ses yeux la splendeur de l'idéal, - la religion change nécessairement non pas de principe, mais de formes et de contenu. Si elle est la conscience et le resserrement volontaire du lien qui unit l'homme à Dieu, il est clair qu'elle doit inspirer surtout un sentiment profond et continu du devoir du perfectionnement en soi et autour de soi.
Donc le culte, public ou privé, l'exercice religieux en général, au lieu d'être son propre but à lui-même ou la monnaie d'un salut qui s'achète, devient un ensemble de moyens dont le but est ; d'activer et de faciliter le perfectionnement de l'homme tout entier, corps, intelligence et cœur. Ceci mérite qu'on s'y arrête. Dans les temps où, étranger à l'idée de progrès, l'homme ne voyait dans la Divinité qu'une formidable puissance avec laquelle il fallait avant tout se mettre en règle, coûte que coute, moyennant des rites magiques ou des absolutions sacerdotales, ou des professions de dogmes pour ainsi dire salutifères, la vie religieuse et la vie ordinaire faisaient deux choses non seulement distinctes, mais encore séparées ; juxtaposées l'une à l'autre, mais sans pénétration réciproque. L'homme travaillait, gagnait, se mariait, se livrait aux plaisirs de son choix et aux labeurs de sa position ; et puis, il priait, il observait des rites, il fréquentait des prêtres, il hantait des églises, il récitait son chapelet de litanies ou de dogmes. Sans doute les religions quelque peu développées, le christianisme surtout, même sous ses formes les plus imparfaites, ont toujours prétendu diriger aussi la vie ordinaire par leur enseignement moral ; mais comme les inévitables transgressions étaient expiées ou compensées par l'un ou l'autre des moyens extérieurs et factices que nous avons énumérés, il en résultait qu'en fin de compte la vie religieuse reprenait, avec sa supériorité sur la vie ordinaire, son caractère à part et continuait de former l'antithèse pure et simple de celle-ci.
C'est ainsi que, pour être religieux, il fallait retrancher autant que possible sur la vie naturelle ; par exemple, passer des heures, des jours, dans des prières indéfiniment réitérées, dans les jeûnes, dans les cérémonies religieuses. On se retirait du monde pour entrer en religion. Le couvent, en effet, était l'idéal. Tous n'y pouvaient entrer, parce que tous n'en étaient pas capables. Mais ceux qui restaient en dehors n'avaient rien de mieux à faire que de se rapprocher de la vie monastique autant que le permettaient les exigences du siècle. Tout cela était absurde, mais logique : Dieu et le monde étaient censés séparés l'un de l'autre, opposés l'un à l'autre; donc la vie religieuse et la vie du inonde devaient l'être aussi. Telle est, on peut le voir, l'idée fondamentale qui détermine la direction suivie par la piété catholique au Moyen âge.
La Réforme fit beaucoup pour briser ce dualisme. Elle fit rentrer en grande partie la vie religieuse dans la vie ordinaire. Ne reconnaissant plus de rite magique ni de pouvoir sacerdotal réel, réhabilitant le mariage et la vie de famille, déniant tout mérite aux œuvres extérieures et n'admettant pas que l'homme pût être sauvé autrement que par sa propre foi individuelle et vraiment à lui, elle diminua considérablement le terrain visible, réservé, qu'occupait avant elle la vie religieuse proprement dite, mais elle rendit plus intense et plus continue l'action des principes religieux sur les sentiments et les actes de l'existence quotidienne.
Cependant elle ne sut pas aller jusqu'au bout de son principe. Son tort fut surtout de confondre la foi avec l'adhésion à certaines thèses dogmatiques, lesquelles, restant souvent sans influence aucune sur le cœur et la conscience, leur étaient en réalité aussi extérieures, aussi étrangères, qu'avaient pu l'être auparavant des paroles de prêtre ou des indulgences de papier. Ce dualisme reposait encore sur le point de vue, peu modifié théoriquement par la Réforme dans ses premiers jours, d'un Dieu et d'un monde opposés l'un à l'autre. De là vint que le protestantisme eut aussi et a encore son bigotisme, son formalisme et son opposition méticuleuse à la vie pleinement humaine. L'opinion s'établit souvent dans son sein que les hommes les plus religieux étaient ceux qui lisaient le plus la Bible, assistaient au plus grand nombre de prédications, priaient le plus souvent, professaient la plus stricte fidélité à l'orthodoxie confessionnelle. Le protestantisme eut son patois de Canaan, comme le catholicisme a son jargon de sacristie, et ce qui, en apparence, n'était qu'un ridicule, était au fond l'indice d'une hostilité plus ou moins avouée à la vie simple et naturelle. De là, en effet, ce puritanisme sombre qui condamnait comme diaboliques l'art, la science, la joie honnête. L'important, c'est qu'on pratique, dit le bigotisme ultramontain; l'essentiel, c'est qu'on professe, dit le bigotisme protestant.
En cela, l'un et l'autre ont dévié de la pensée chrétienne fondamentale. L'important, l'essentiel, a dit Jésus, c'est qu'on aime. Aimez, et vous pratiquerez ce qu'il faut faire; aimez, et vous verrez ce qu'il faut croire. Ama et fac quod vis * (Aime et fais ce que tu veux.), a dit Augustin dans son meilleur moment ; et nous ajouterons : Ama et crede quod poleris * (Aime et crois ce que tu peux.) :
Supposons maintenant qu'au lieu de séparer Dieu du monde, on voit dans le monde la manifestation permanente de Dieu lui-même ; que l'on cherche par conséquent les lois immanentes du monde physique et moral, en se disant que ce sont autant de volontés divines; que l'on arrive par cette voie à la conclusion que l'homme est appelé de Dieu à travailler, à vivre en société, comme fils, époux et père, comme citoyen d'une ville et d'un pays, comme membre enfin de la grande famille humaine; que ce sont là les sphères, non contraires, mais concentriques, dans lesquelles doit se déployer son être et se réaliser son perfectionnement, — dès lors la religion, consistant uniquement en formes, en rites et en dogmes, aura perdu toute espèce de valeur.
La doctrine religieuse essentielle posera quelques principes, très riches d'applications, mais très simples en eux-mêmes. La vie religieuse tiendra relativement peu de place dans l'existence en tant que vie distincte, mais — et c'est là le grand côté de ce point de vue - elle agira du dedans sur cette existence tout entière. Elle en fera une prière continue. Selon la profonde expression d'un apôtre, le manger et le boire, le sommeil et la veille, le repos et le travail, tout sera à la gloire de Dieu. Le laboureur à la charrue, l'ouvrier au chantier ou à l'usine, la mère au berceau de son enfant, l'homme d'affaires dans son cabinet, l'artiste à son atelier, le savant dans ses recherches, tous porteront partout, dans les petites choses comme dans les grandes, leur désir, leur soif de perfection.
C'est par religion que l'on voudra donner à tout le cachet du soigné, du beau, du noble, du bien ; en un mot, du parfait. C'est par religion que l'on s'abstiendra de ce qui souille, énerve ou asservit l'âme. C'est par religion qu'on travaillera à l'extinction des misères et des corruptions sociales. C'est par religion qu'on sera libéral en politique, réformateur pacifique et philanthrope ingénieux. C'est par religion que l'on voudra s'instruire et s'instruire encore, et que les autres aussi puissent toujours plus s'instruire. « Plus de lumière, on n'y voit jamais trop, » tel sera l'hommage continuel qu'une telle religion rendra au Dieu qui est lumière lui-même. Et c'est par le concours de tous ces désirs purs, de tous ces efforts ardents, de toutes ces luttes vaillantes contre le mal et les ténèbres qu'enfin le royaume de Dieu viendra sur la terre comme il vient déjà dans le cœur de tous ceux qui s'enrôlent dans cette croisade sainte.
La religion ainsi conçue paraît à peu près annihilée aux partisans des religions du passé, habitués qu'ils sont à la considérer comme nécessairement liée à des actions et à des formes spéciales. Et pourtant elle est aussi réelle, aussi continue, aussi bienfaisante que la sève invisible qui vivifie le tronc, les branches et les plus petits rameaux d'un arbre vigoureux et sain. Elle plonge par ses racines dans l'élément légitime, bien souvent exagéré, mais plus souvent encore méconnu, du mysticisme. A la seule condition de ne pas se poser en ennemi de la raison et de la conscience, le mysticisme, cette joie intense que l'on puise dans le sentiment de la communion personnelle avec Dieu, est une volupté désirable et fortifiante.
Ou tout nous trompe, ou c'est là la religion qu'il faut au XIXe siècle. C'est celle surtout qu'il faudra au XXe. C'est de ce côté seulement qu'est désormais la joie, la joie pure et confiante, ce signe sacré des grandes choses qui commencent.
Cette religion des temps modernes n'est pas autre chose au fond que l'épanouissement du principe évangélique devenu vie et puissance en Jésus de Nazareth. Aimer de tout son cœur Dieu, c'est-à-dire la perfection idéale réelle, n'est-ce pas le premier de tous les commandements ? Et aimer comme soi-même l'homme, c'est-à-dire l'être qui possède la perfection virtuelle, l'être perfectible, n'est-ce pas le second, semblable au premier? C'est de cela que dépendent la loi et les prophètes, toute vraie moralité et toute sainte espérance. Ceux qui ont accusé l'Évangile de Jésus de diminuer l'énergie humaine, le faisant ainsi collatéral du bouddhisme, n'en ont pas compris le premier mot. Le bouddhisme a connu l'amour de l'homme : de là sa valeur morale et sa beauté ; mais il a ignoré l'amour de Dieu : de là sa faiblesse et sa stérilité.