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Ferdinand Buisson (1841-1932), naît à Paris dans une famille huguenote orthodoxe mais non contraignante. Sa santé ne lui permet pas de se présenter à l'Ecole normale supérieure, mais il obtient néanmoins, à l'âge de vingt-sept ans, l'agrégation de philosophie. Républicain, il refuse de prêter serment au Second Empire, renonçant ipso facto à occuper tout poste universitaire en France, et s'exile en Suisse en 1866 sur le conseil de Jules Barni. Il obtient au concours une chaire de philosophie et littérature comparée à l'Académie (Université) de Neuchâtel, qu'il quittera en 1870 (source : « Le parcours intellectuel et politique de Ferdinand Buisson », par Samuel Tomeï, lien)
Jules Barni (1818-1878), ex professeur au Lycée de Rouen, est alors exilé à Genève où il fut appelé, en 1861, par le régime radical à enseigner l'histoire et la philosophie à l'académie de cette ville, où il remplaça un autre exilé, Victor Chauffour. Il occupa cette situation jusqu'en 1870. Plusieurs de ses ouvrages, Les Martyrs de la libre-pensée, Napoléon Ier et son historien M. Thiers, Histoire des idées morales et politiques en France, La Morale dans la démocratie ne sont que le résumé de ses idées exposées par lui dans ses cours de Genève. En 1867, fortement influencé par les principes de Kant, il organisa et présida le premier congrès de La Paix et de la Liberté à Genève. À l'issue de ces assises, il devint l'un des fondateurs et dirigeants de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, qui avait pour objet la substitution de l'arbitrage à la guerre (source : Wikipedia, article à son nom, lien).
Ferdinand Buisson en Suisse (1866-1870), son activité protestante libérale
a) une série de conférences
Ferdinand Buisson est une des grandes figures historiques du protestantisme libéral. Il fit sa thèse sur Sébastien Castellion, en qui il voit un "protestant libéral" à son image. Il mène à partir de décembre 1868 dans ce canton de Neuchâtel une activité dense et iconoclaste en misant sur une contagion des cantons allemands où les thèses libérales connaissent déjà un vif succès. Il donne une série de conférences dans les temples ou dans les cercles (par exemple le cercle de l’Union républicaine tenu par ses amis radicaux), lesquelles sont relayées par la presse locale, par exemple Le Progrès tenu par les socialistes – et il lancera aussi un hebdomadaire : L'émancipation. Il avance des idées nouvelles :
- l'abandon de l'Ancien Testament comme livre de lecture à l'école primaire car il s’agit d’une histoire nationale particulière et non celle de l’Humanité. Il donne notamment une conférence sur l’Histoire sainte où il rejette l’idée de révélation divine : il n’y a pas d’autres fondements à la morale que la conscience humaine.
- le scepticisme scientifique vis-à-vis des miracles relatés dans la Bible (son ami, le pasteur Félix Pécaut, dans un temple de Neuchâtel, donnera une conférence intitulée « La religion du miracle et le religion de la libre conscience »)
- la séparation de l’Eglise et de l’Etat
- la liberté de conscience.
Il s’agit d’une rupture totale par rapport au calvinisme qui sévit en Suisse depuis le XVIème siècle. S’adressant aux protestants orthodoxes, il prône le choix d’autres prédécesseurs « Apprenez, Messieurs, si vous l’ignorez, que nous aussi nous avons nos aïeux qui sont contemporains des vôtres. Les vôtres, quand vous en évoquez le souvenir, vous les trouverez au seizième siècle dans les chaires, dans les consistoires, dans les conseils publics de Genève, par exemple, puisqu’il s’agit de la Suisse. Les nôtres, nous les trouvons dans les prisons, dans les cachots, dans les tortures et sur les bûchers où les envoyaient les Farel, les Bullinger et les Calvin. Savez-vous de quel jour date la séparation du protestantisme orthodoxe et du protestantisme libéral ? Ils se séparent au pied du bûcher de Michel Servet … Calvin a vaincu, c’est vrai. Il a eu les bourreaux pour lui. Nous avons pour nous ses victimes. Nos ancêtres, ce sont ces vaincus du 16ème siècle ; ce sont un Michel Servet, un Castellion, un Gruet - qui, pour avoir protesté devant l’Etat et devant l’Eglise contre l’autorité dogmatique de Calvin, a eu la tête tranchée - , un Valentin Gentilis exécuté pour hérésie. Nos ancêtres, ce sont les anti-trinitaires, les sociniens, les libertins de Genève, les remonstrants et les mennonites de Hollande, les dissidents suisses, qui ont nié les premiers le droit de punir l’hérésie, et tous ces obscurs hérétiques du XVIème contre qui sévirent impitoyablement l’orthodoxie catholique et l’orthodoxie protestante. Les voilà nos propres ancêtres, et nous ne rougissons pas plus de leurs hérésies que de leur martyre » (« Profession de foi du protestantisme libéral », conférence donnée en février 1869, relatée dans James Guillaume, L’Internationale, Paris, 1905, p. 122).
b) le projet d’une Eglise libérale
Très rapidement, ces conférences débouchent sur un « manifeste du christianisme libéral », rédigé le 3 février 1869 et publié les 8-9 février à Neuchâtel à l’imprimerie G. Guillaume fils, soit un opuscule de 16 pages (op. cité, p. 124)
Cette Eglise garde « la substance morale du christianisme », mais « sans dogmes obligatoires, sans miracles, sans livre infaillible, et sans activité sacerdotale ». Elle s’inscrit résolument dans une vision universelle de l’Humanité si bien que, au-delà des seuls chrétiens, elle lance un appel aux théistes et aux athées : « S’il se trouvait des hommes qui prétendissent être athées et qui néanmoins prissent comme les autres le sérieux engagement de participer de toutes leurs forces à cet effort moral que supposent les mots « culte du bien » et « amour de l’humanité », l’Eglise libérale devrait les recevoir au même rang que tous leurs frères, non comme athées, mais comme hommes » ; Cette Eglise s’engage à recevoir en son sein tous ceux qui veulent travailler à leur commune amélioration spirituelle « sans s’informer s’ils professent le théisme, le panthéisme, le supra-naturalisme, le positivisme, le matérialisme ou tout autre système » ; (op. cité, p. 124).
Ses opposants crient tout de suite au manque de transcendance : c’est une religion des hommes qui s’identifie à la science. Toutefois, le manifeste mentionne explicitement Dieu et considère que la religion s’adresse à tous et pas seulement à des intellectuels théistes. Il trouve précisément dans le christianisme cette densité humaine qui s’appuie sur un Jésus simplement homme et fraternelle, et dont les enseignements constituent une bonne base pour une morale effectivement universelle.
Il est donc erroné de présenter ce projet comme simplement rationaliste et théiste, seulement lié aux idées du Siècle des lumières. Il s’agit plutôt d’un christianisme ouvert à l’universel et qui, dépouillé de ses oripeaux, fidèle aux évangiles et à Jésus, sert précisément de base à un universel vécu dans les mœurs et la morale. Utopie ? Là aussi, les commentaires sont souvent à côté de la plaque puisque ce modèle d’Eglise apparaîtra concrètement à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis à partir des congrégations unitariennes (sans d’ailleurs qu’il y ait eu connivence entre les deux courants, le protestantisme libéral en Europe et l’évolution de ces congrégations américaines).
Ce manifeste prévoit la constitution d’une Union du christianisme libéral « sans distinction de nationalité, de culte ou d’opinion publique », mais veut laisser le temps de la réflexion à ses lecteurs avant de d’ouvrir un lieu de culte. F. Buisson compte sur ses amis pasteurs Félix Pécaut et Jules Steeg pour animer cette Eglise ; mais la défaite de Napoléon III à Sedan et la fin de l’Empire entraînent le retour en France des émigrés français en Suisse, dont en premier Fernand Buisson. Ils sont appelés à servir la République française que leurs amis radicaux mettent sur pied.
Jules Steeg (1836-1898) a fait des études théologiques à Bâle, Strasbourg et Montauban. Il est le premier pasteur de la paroisse protestante de Libourne (en Gironde) en 1859, rôle qu'il conservera jusqu'à sa démission en 1877. Félix Pécaut (1828-1898) fut voué à la religion protestante et fit ses études à la faculté de théologie de Montauban, mais refusa le pastorat à Salies, et préféra, grâce à son amitié avec Ferdinand Buisson (il vient au début de 1869 à Neuchâtel faire des conférences « libérales »), se consacrer à l'éducation. Voir son livre réédité par Théolib : « Le Christ et la Conscience. Lettres à un pasteur sur l’autorité de la Bible et celle de Jésus-Christ » (collection Libres pensées protestantes).
Ce projet d'Eglise sera mis en discussion lors d'un colloque organisé par Théolib et la Fédération française de la Libre Pensée, à Paris, le 3 mars 2012 (lien).
à suivre ...