Il manque cependant à notre exposé un chapitre important, que certains lecteurs mieux informés combleront peut-être. Nous ne trouvons pas les opinions de penseurs musulmans sur la Réformation. Nous savons qu'elle est vue avec sympathie politique car elle affaiblit le Saint Empire catholique. Nous trouvons un peu plus dans les sentiments populaires, mais rien avant le Réformisme musulman de la fin du XIX° siècle pour ce qui est de la Théologie. En tout cas, l'un des reproches principaux du Coran à l'égard des chrétiens étant, à part ce qui concerne la divinité du Christ, leurs querelles internes, nous avons pu voir, avec les disputes entre luthériens et réformés, puis entre calvinistes et unitariens, que les musulmans n'ont pas eu l'occasion de changer d'avis.
D'autre part, le pouvoir des médias n'étant pas une invention moderne, il faut tenir compte de leur importance dès le XVIème siècle. Nous sommes au siècle de l'Humanisme ; les manuscrits grecs arrivent par Venise. L'ambassadeur français, un fidèle de Marguerite de Navarre qui est le véritable ministre des Affaires étrangères de François Ier, l'évêque érudit Guillaume Pellissier, se procure les textes par tous les moyens pour la Bibliothèque nationale, les volant quand il peut, achetant, faisant copier. Mais avec les textes arrivent aussi les ecclésiastiques grecs dépossédés par les pouvoirs ottomans, et les informations sur leur rapacité cruelle... Ainsi se construit l'opinion des peuples : « La conscience d'un Turc ! » (Molière). « Le sang des Ottomans ne doit point en esclave obéir aux serments » ( Racine dans Bajazet) ; le même Racine applaudit au même moment à la Révocation de l'édit de Nantes...
la formation de l'empire ottoman et son expansion
Il reste que les sympathies populaires ont existé, en Europe et dans les deux sens. On en trouve des témoignages dans T.W. Arnold, The Preaching of Islam (Aligarh, 1896 ; Lahore 1961, 1965). Nous en avons donné une série dans des cours sur l'islam à la Faculté de théologie protestante de Paris en 1966 et 1967. En voici deux :
- Lors de la Révolte des Gueux de Guillaume d'Orange contre l'Espagne en 1566, désignés par ce titre à cause de leur uniforme "pauvre jusqu'à la Besace" - il ira, je l'espère, au coeur de mes amis unitariens - furent frappées des monnaies en forme de croissants, avec la devise: « Plutôt Turcs que papistes ! » (LIVERTURCK*DAN PAVS). Ils furent les alliés les plus fidèles d'Henri IV.
- L'autre est d'une émouvante simplicité. Nous le donnons in extenso. C’est le témoignage de Jean Marteilhe, galérien (1700-1713) né en 1684 relaté dans un livre édité à Toulouse en 1864, p. 251 ss
Les missionnaires de Marseille [des Lazaristes, dont l’ordre fut fondé par saint Vincent de Paul], qui nous ont toujours persécutés à toute outrance, ne trouvaient aucune occasion de renouveler et d’augmenter nos souffrances, qu’ils ne l’embrassassent avec ardeur. Sachant que nos frères des pays étrangers nous faisaient tenir, de temps en temps, quelque argent pour nous aider à ne mourir pas de faim, et se persuadant que si cette ressource nous était ôtée, ils nous prendraient par famine, proposèrent en cour de donner ordre aux intendants de Marseille et de Dunkerque, et aux majors et autres officiers des galères, de tenir la main à ce qu’aucun négociant ou autre ne comptât de l’argent ou remît des lettres de change aux galériens de la religion réformée, qui étaient aux galères.
La cour ne manqua pas d’envoyer ces ordres et commanda de les faire exécuter à la rigueur, et de procéder criminellement contre les négociants ou autres qui seraient convaincus d’avoir contrevenu à la défense. On peut juger si les missionnaires, sous lesquels tout pliait, faisaient observer exactement qu’aucun secours ne nous parvînt. Leur grande attention était à découvrir quels marchands ou banquiers nous fournissaient de l’argent, par correspondance des pays étrangers, afin de les faire punir si sévèrement, qu’aucun autre, par la suite, ne s’y osât exposer. Mais par la grâce de Dieu, jamais ils n’ont pu parvenir à cette découverte, quoique ces subventions nous parvinssent très souvent ; je dois ajouter aussi, grâce à la fidélité des esclaves turcs, qui nous servaient merveilleusement bien, par pure bonté et charité pour nous.
En parlant de la fidélité et de l’affection que les Turcs nous portaient, j’en dirai ici un exemple qui concerne le Turc qui me servait dans ces occasions à Dunkerque. J’ai dit ci-dessus que je fus commis pour recevoir ces subventions et les distribuer à nos frères. J’étais enchaîné dans mon banc, sans avoir la liberté d’aller en ville, et cela par la malice des aumôniers des galères, qui nous empêchaient d’avoir ce privilège, que les autres forçats, condamnés pour leurs crimes, avaient bien, en payant un sou à l’argousin et autant au garde qui les y conduisait. Comment faire donc pour recevoir cet argent ? M. Piécourt m’envoya une fois ou deux, par son commis, ce qu’il avait ordre de me compter. Mais les ordres de la cour ayant été renouvelés avec de grandes menaces à l’intendant et aux officiers qui négligeraient d’y tenir la main, le commis du sieur Piécourt n’osa plus s’y exposer. Son maître, me l’ayant fait savoir, me pria de trouver quelqu’un de toute fidélité, pour envoyer chez lui prendre cet argent à chaque remise. J’étais encore novice sur l’affection et la fidélité que les Turcs nous portaient. Cependant je m’en ouvris au Turc de mon banc qui, avec joie, entreprit de me rendre service, en mettant la main sur son turban (ce qui est parmi eux un signe de l’épanchement du coeur vers Dieu), en le remerciant de toute son âme de la grâce qu’il lui faisait, de pouvoir exercer la charité au péril de son sang, car ce Turc savait bien, que s’il avait été pris, en nous rendant ce service, on lui aurait donné la bastonnade jusqu’à la mort, pour lui faire avouer quel marchand nous comptait de l’argent.
Ce Turc donc, qui se nommait Isouf, me servit quelques années très fidèlement, sans jamais avoir voulu prendre de moi le moindre salaire, m’alléguant que, s’il le faisait, il anéantirait sa bonne oeuvre et que Dieu l’en punirait. Ce bon Turc fut tué au combat de la Tamise. C’est celui dont le bras me resta à la main, comme je l’ai raconté. Je fus fort affligé de sa mort, et je ne savais à qui m’adresser pour me servir. Je n’eus cependant pas la peine d’en chercher un, car dix ou douze, les uns après les autres, me vinrent solliciter, comme on sollicite un office lucratif dans le monde. Il faut savoir que, lorsque les Turcs ont occasion d’exercer la charité ou d’autres bonnes oeuvres, ils communiquent la joie qu’ils en ont à divers de leurs papas (c’est ainsi qu’ils appellent leurs théologiens qui, pour toute science, savent lire l’Alcoran), leur demandant leur avis sur les bonnes oeuvres qu’ils entreprennent de faire ; et quoique j’eusse instamment prié mon Isouf de ne communiquer à personne le service qu’il me rendait, il ne put s’empêcher, par principe de religion, de dire la chose à ses papas, comme je le sus après sa mort. Ces bonnes gens donc, voyant que je serais embarrassé pour ne savoir à qui me fier, vinrent donc, les uns après les autres, me prier de me servir d’eux, me marquant des sentiments si pieux et me témoignant tant d’affection pour ceux de notre religion, qu’ils appelaient leurs frères en Dieu, que j’en fus touché jusqu’aux larmes. J’en acceptai un nommé Aly, qui sautait de joie d’obtenir un emploi si périlleux pour lui. Il m’y rendit service pendant quatre ans, c’est-à-dire jusqu’au temps qu’on nous enleva de Dunkerque, et il s’y comporta avec un zèle et un désintéressement inexprimables. Ce Turc était pauvre, et j’ai diverses fois tenté de lui faire accepter un écu ou deux, lui alléguant que ceux qui nous envoyaient cet argent prétendaient que ceux qui nous servaient en ressentissent quelque douceur. Il refusa toujours constamment, disant dans son style figuré que cet argent lui brûlerait les mains ; et lorsque je lui disais que, s’il n’en prenait pas, je me servirais d’un autre, ce pauvre Turc était comme au désespoir, me sollicitant à mains jointes de ne pas lui fermer le chemin du ciel.
Ce sont ces gens que les chrétiens nomment barbares, et qui, dans leur morale, le sont si peu qu’ils font honte à ceux qui leur donnent ce nom.
Il faut en rester à cette expression de la sympathie populaire, et se rendre à l'évidence qu'elle ne peut rien à elle seule, sans l'appui des pouvoirs politiques. Il y eut bien des représentations diplomatiques du pouvoir ottoman auprès de la cour de France, en faveur des protestants persécutés. La diplomatie donna pour réponse qu'il s'agissait de rébellion contre la volonté du Roi, et le Grand Seigneur admit, ou fit semblant d'admettre, qu'il s'agissait d'affaires purement intérieures françaises.