Les circonstances n'ont pas permis aux libéraux français de se disputer comme en Transylvanie au XVI°siècle pour savoir s'il fallait, ou non, adorer le Christ Jésus. Le drame d'un Ferenc David, enfermé pour avoir opté en faveur de la négative, leur a donc été épargné. Mais on peut neutraliser un gêneur aujourd'hui sans l'enfermer, et c'est ce qui va se produire en France. Tous les "non-adorants" sont exclus de la mémoire protestante française, même s'ils ont laissé leur trace ailleurs. La division est dans la logique de la liberté chaque fois qu'il y a des enjeux de pouvoir. L'Autorité, depuis l'empereur Constantin, exige l'unité doctrinale, et donc La religion de l'Autorité, y compris dans le protestantisme ainsi que le montrait déjà Samuel Vincent, pressentant le danger à venir.
Libre-pensée et protestantisme libéral. Autour de Charles Wagner et Ferdinand Buisson - Théolib 46
Cette division est exprimée en France par deux interprètes éminents, amis et adversaires, Ferdinand Buisson, et Charles Wagner, dans un livre commun : La Libre pensée et le Libéralisme protestant (1903). Pour Buisson, la libre pensée est l'expression logiquement achevée de la Réforme protestante. Ceux qui persistent dans les formes de la piété traditionnelle manquent un peu de courage et de sincérité, surtout au niveau de l'enseignement religieux. Finies, les concessions pour l'unité. Il avait été un apôtre du protestantisme libéral. Les campagnes de dénigrement contre sa thèse sur Castellion (1892) l'ont convaincu que cette cause était perdue à terme. Le livre se vendit mal, et la plus grande partie de l'édition fut mise au pilon en 1932. Il eut une nouvelle fortune en Italie, avec Delio Cantimori, Eretici Italiani del Cinquecento (1939), où l'on retrouve son héros, rebaptisé Castellione...
Avec Buisson, signalons Jean-Jacques Kaspar. Ancien missionnaire à Madagascar entre 1901 et 1904, il s'est signalé par un talent et une ténacité incroyables pour sauver la vie à un pauvre Malgache d'Ambositra. Victime d'une dénonciation calomnieuse, ce Malgache risquait d'être fusillé. Qui connaît Madagascar à l'époque comprendra que Kaspar gênait tout le monde. Il ne revint pas à Madagascar après son congé en France. On le retrouve au côté de Ferdinand Buisson en 1907, comme secrétaire général de la Fédération de la Libre-Pensée. Puis il mobilise la France et l'Allemagne pour l'affaire Francesco Ferrer, aussi grave que l'affaire Dreyfus. Ferrer est un militant catalan de la Libre-Pensée qui sera fusillé au Monjuich à Barcelone, où se dresse aujourd'hui son monument. Après tout, Jésus ne fut-il pas la grande victime d'un meurtre judiciaire ?
On ne peut citer ici tout le monde. Mentionnons encore Félix Pécaut, fondateur de l'Ecole normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses en 1880. Sa mémoire y fut vénérée.
Encore, Jules Steeg. Pasteur à Libourne, il fut traduit en cour d'Assises à Bordeaux en 1872 pour offense au culte catholique. Il avait commis un article dans son journal paroissial ridiculisant le dogme catholique de la transsubstantiation. Il se défendit lui-même devant la Cour. Si j'avais organisé une conférence ou un débat sur ce sujet, dit-il en substance, je n'aurais attiré personne. Mais, grâce à vous, je passionne un large public ! Avant de délibérer, le président lut le témoignage d'un évangélique contre Jules Steeg. Il ne répondit pas, et fut acquitté aux acclamations du public. On ne s'étonnera pas qu'il ait quitté le pastorat, après le synode national de 1872 et la montée du pouvoir "orthodoxe". On le retrouve aux côtés de Ferdinand Buisson et de Jules Ferry, créant l'Ecole publique obligatoire. Il est l'auteur, en 1884, du Cours d'instruction morale et civique, autorisé pour les écoles de la Ville de Paris. Ce cours contient des articles sur Dieu comparables à ceux de Jaucourt dans l'Encyclopédie. Le grand service public de l'Enseignement laïque sous la Troisième République est né dans ce petit cercle, et il n'était pas antireligieux. Steeg déclara un jour : « Je me sens plus que jamais, à travers tout cela et en cela, pasteur protestant. Je ne perds pas de vue "la seule chose nécessaire" bien qu'il soit impossible de la présenter directement à notre peuple. A Paris, à Lausanne, je serais resté théologien. Ici, et dans toute la France, il faut aborder le problème autrement. Je n'aurai pas perdu mon temps si je parviens à créer un foyer de vie politique, morale, intellectuelle, qui rayonnera sans moi, après moi. Peut-être ne parviendrai-je à rien du tout. C'est bien possible. Mais, du moins, j'aurai tenté ». (Cit. F. Buisson. La foi laïque, Paris 1912, p. 65). L'oeuvre de tous ces protestants éminents a été effacée même de la mémoire protestante.
Après une évocation des "non-adorants" qui ont quitté l'Eglise protestante, parlons de ceux qui sont restés. La réplique de Charles Wagner est une défense émouvante et éloquente. Wagner reste un des plus authentiques représentants du libéralisme protestant. La foi s'appuie sur des liens affectifs puissants. Tous les témoins cités plus haut sont allés vers la Libre-Pensée, qui se proclame indépendante de toute Eglise, à la suite de scandales qui les ont personnellement atteints. Sont restés pasteurs d'une Eglise ou bien chrétiens confessants ceux qui n'ont pas ressenti de scandale. Ils ont été retenus par les grands souvenirs anciens, et par des liens affectifs comme la vie réelle en impose parfois. Ils ont eu la confiance que leur dévouement à l'unité serait reconnu pour ce qu'il était, et non pour l'aveu de leurs erreurs. L'appui positif de la foi chrétienne, et l'on peut dire rationnel, ce sont les faits incontestables de l'Histoire biblique et surtout évangélique. C'est encore dans l'Histoire que la foi chrétienne trouve son appui le plus sûr.
Avec Wagner, mentionnons le pasteur Xavier Koenig. En 1902, il est le principal orateur des Conférences évangéliques libérales. Il s'agissait du problème de l'Histoire sainte et de son enseignement. De l'absolue sincérité due aux enfants. L'année suivante, en novembre 1903, c'est la Conférence évangélique (orthodoxe) de Bordeaux, avec 500 participants. Le principal orateur, sur le même problème, est le pasteur Adolphe Causse. S'appuyant notamment sur des autorités orthodoxes reconnues, telles que le professeur Alexandre Westphal, il développe lui aussi le thème de la sincérité due à des enfants confrontés tous les jours à l'agressivité d'une laïcité antireligieuse militante. La Création en sept jours ridiculise à leurs yeux pasteurs et moniteurs qui s'y obstinent. Et il fait approuver à l'unanimité une motion recommandant les manuels de Xavier Koenig... et que l'Autorité n'approuva point. Il n'y eut aucune suite. Si, tout de même. Peu de temps après, on apprend par le pasteur Jean Bianquis, secrétaire général de la Société des missions évangéliques, alors à Madagascar, que Xavier Koenig était candidat pour venir comme missionnaire à Madagascar. Et Bianquis déplore que Koenig soit refusé sur la seule décision du directeur des Missions. Il eût aimé travailler avec Koenig, bien plus qu'avec ... d'autres.
C'est ainsi que se réaliseront peu à peu, avec le temps, certaines hypothèses pessimistes de Samuel Vincent : Le monde leur tournera le dos, et ils ne seront plus qu'un corps imperceptible.