à Bâle, à un moment inopportun
Lorsque Michel Servet arrive à Bâle, il est bien jeune (19 ans), qui plus est étranger et catholique. Il lui faudra insister avant d’être reçu par le grand réformateur de la ville, Oecolampade (Johannes Husschin, dit en latin Oecolampadius). Michel Servet indispose. L’aîné fut scandalisé par l’audace et irrité par la vanité du jeune réformateur en herbe et perdit patience devant son obstination à traiter de la Trinité. Il lui écrira plus tard : " J'ai plus de raison de me plaindre que vous. Vous vous êtes jetés sur moi comme si je n'avais rien à faire, juste répondre à vos questions. ".
Le célèbre Erasme, de son côté, ne daigna répondre aux sollicitations du nouveau venu. Il faut dire que cette année là (1530), à Bâle, Conradin Bassen, qui avait nié la déité du Christ fut décapité et sa tête posée sur un poteau pour avoir osé nier la déité du Christ (il serait intéressant de savoir si cet événement tragique fut antérieur ou postérieur à l’arrivée de notre jeune héros en cette ville).
L’ambiance n’était donc pas du tout aux innovations religieuses, mais à la défense des acquis de la Réforme.
L’heure était aussi à la répression féroce des anabaptistes considérés comme trop remuants et trop radicaux. Outre Conradin Bassen que nous venons d’évoquer, Jacob Kautz, un jeune prédicateur de Bockenheim (village au sud-ouest de Worms ou devenu quartier de Francfort-sur-le-Main ?), qui avait nié la doctrine de la punition éternelle et avec zèle défendu les vues de Hans Denck*, fut emprisonné à Strasbourg en 1528, puis banni. Pour des " erreurs " semblables Michael Sattler, qui avaient été chef des Eglises anabaptistes en Suisse, eut la langue coupée et des morceaux de chair déchirés de son corps, puis il fut mis sur le bûcher en 1527 ; ceci se passa à Rottenburg, au sud ouest de Tübingen, dans la vallée du Neckar.
* Né en Bavière dans les environs de 1495, Hans Denck devint célèbre pour sa maîtrise de l’hébreu. Recteur d'une école réputée de Nuremberg, il fut privé de son poste en 1523, lorsqu’il fut soupçonné de sympathie anabaptiste, et dût quitter la ville l’année suivante. Il vécu la vie d'un prédicateur itinérant, persécuté pour sa foi, allant de ville en ville, jusqu'à ce qu’il trouva un bref refuge à Bâle, où il fut emporté par la peste en 1527.
à Strasbourg
Dépité, notre jeune homme partit alors pour Strasbourg où dominait la figure du luthérien Martin Bucer, secondé par Wolfgang Capiton. Il y est mieux accueilli.
Durant ce séjour à Strasbourg, M. Servet a-t-il rencontré les Réformateurs allemands Caspar Schwenkfeld, à Strasbourg de 1529 à 1533, et Sébastien Franck, qui vint en cette ville en 1531 pour y éditer sa " Chronica " (chez quel imprimeur ? ) ? Ces deux derniers en tout cas sympathisent ensemble et, plus tard, se retrouveront ensemble dans la ville d’Ulm.
Mais, bien que Strasbourg soit une ville un peu plus ouverte que bien d’autres, elle est dominée par les luthériens qui y font la loi. Nous avons déjà vu que J. Kautz fut banni de la ville en 1528 pour ses sympathies anabaptistes. Le séjour de S. Franck, en 1531, est écourté par la prison et l’expulsion.
Quant à C. Schwenkfeld, M. Luther lui reprocha ses positions sur la communion chrétienne à l’heure où il ferraillait avec U. Zwingli sur cette question. Il le fait si vertement qu’il en déforme le nom de son adversaire en le désignant sous le nom de " Stenchfeld " , soit " un champ de puanteur ". Les injures volent rapidement et tous les coups bas sont permis de la part de certains Réformateurs ! Bref, il est pris pour cible dans les écrits de M. Luther en 1527 contre les sacramentaires et sa position devient intenable lorsque U. Zwingli publie son traité sur la question. Le doux et spiritualiste C. Schwenkfeld se voit priver de la protection du duc de Liegnitz et se retire à Strasbourg en 1529. Mais là, bien qu’il s’abstienne de répondre aux sollicitations des anabaptistes et ne fréquente pas leur communauté (ce qui lui vaut d’ailleurs leur hostilité), M. Bucer lui reproche de sous estimer les sacrements et l’efficacité de la parole prêchée. Sur ce, il devra quitter Strasbourg en 1533.
Lui et son ami Sébastien Franck seront encore poursuivis par la vindicte luthérienne lorsque l’assemblée des théologiens protestants réunie à Schmalkalde en 1540, les condamnera sur la base d’un traité rédigé par Mélanchthon.
à Haguenau
W. Capiton, étant né à Haguenau, aurait-il fait connaître Johann Setzer, imprimeur en cette ville, à M. Servet ? En effet, ce dernier, venant d’arriver à Strasbourg, n’aurait pas pu établir des relations de confiance en si peu de temps. Mais rien n'indique en fait une telle entremise. Selon l'abbé d'Artigny (1749), qui étudia les archives du procès de M. Servet à Vienne, ce dernier avait laissé son manuscrit aux mains d'un imprimeur bâlois appelé Conrad Rouss, lequel n'osant l'imprimer l'envoya à son collègue d'Haguenau. De Strasbourg, M. Servet alla donc à Haguenau pour en accélérer l'impression.
L’imprimeur connaissait tout l’enjeu du texte puisqu’il ne mit pas son nom ni son adresse ! Quant à M. Servet, pleinement confiant dans la justesse de ses idées, il apposa son vrai nom - en latin - et indiqua sa nationalité espagnole.
Le livre sort en été 1531 (1). L’imprimerie rééditera l’exploit l’année suivante, en 1532, avec (2a) et (2b), mais J. Setzer lui-même mourut auparavant. La littérature du jeune Servet avait déjà un tel succès (malgré son latin un peu frustre) que cela valait le coup de prendre des risques commerciaux ! Diffusée dans les villes du Rhin, elle gagna en effet rapidement l’Allemagne, la Suisse et l’Italie du Nord, ne laissant personne indifférent.
(1) - De Trinitatis erroribus, libri septem. Per Michaelem Serveto, alias Reves ab Aragonia Hispanum. Anno M.D. XXXI. [Haguenau, 1531].
(2a) et (2b) Dialogorum de Trinitate libri duo. De Iustitia regni Christi, capitula quatuor. per Michaelem Serveto, alias Reves, ab Aragonia Hispanu. [Haguenau, 1532].
M. Servet s’aperçoit rapidement que Strasbourg n’est pas le refuge libéral qu’il pensait.
P. Melanchthon et Oecolampade s’accordèrent pour trouver des choses intéressantes dans le " De Trinitatis erroribus ", même s’ils n’étaient pas d’accord sur l’ensemble, mais U. Zwingli, le fondateur et le chef de la Réforme helvétique, ayant ameuté les uns et les autres contre le jeune loup qui venait d’arriver, ce fut bientôt le tollé général. M. Luther déclara péremptoirement que c’était " un livre abominablement mauvais ". M. Bucer aurait déclaré du haut de sa chaire que l’auteur méritait d’être écartelé jusqu’à rupture des membres (mais certains mettent en doute cette déclaration qui fut rapporté par J. Calvin en 1553). A la demande expresse d’Oecolampade, il écrivit une réfutation du livre, mais qu’il n’essaya cependant pas d'éditer. Il prévint l’auteur que le magistrat de la ville ne souffrira plus de le voir resté dans la ville.
panique à bord de l'Empire !
La vente du livre est interdite à Strasbourg et à Bâle. Cette interdiction s’étendra à tout l’Empire lorsque Juan de Quintana tomba de haut en prenant connaissance du livre de son ex protégé (" le plus pestilent livre " dit-il !). Les inquisitions, tant catholiques que protestantes furent d’ailleurs si vigilantes que, lors du procès de M. Servet à Genève en 1553, il fut impossible de mettre la main sur un exemplaire.
Tous, craignant les foudres de la puissance impériale et prédisaient les conséquences néfastes d’un tel livre sur le destin de la Réforme. Dans l’entourage impérial, Juan de Quintana perdit d’ailleurs son poste de confesseur et fut renvoyé en Espagne.
On soupçonna l’auteur d’avoir été chercher sa doctrine auprès des Maures, ce qui en faisait un traître à l’Europe chrétienne à l’heure où celle-ci était sérieusement menacée par les Turcs. Le 29 août 1526, en effet, le roi de Hongrie avait été tué à la bataille de Mohacs (non loin de Pecs, sur la rive droite du Danube). Les Turcs s’ingérèrent dès lors dans le conflit de succession et vassalisent la partie orientale de la Hongrie, dont la Transylvanie. En 1529, ils arrivent sous les murs de Vienne afin de faire pression sur Ferdinand 1er, nouveau roi de Hongrie, pour que ce dernier accepte cette emprise. Or, Ferdinand 1er est lui aussi de la maison des Habsbourg et frère de l’empereur Charles Quint.
M. Servet revint, sans doute tout penaud, à Bâle et écrivit à Oecolampade en indiquant qu’il était prêt à quitter la ville si tel en était le souhait, qu’il était également prêt à écrire un second libre afin de se rétracter. Oecolampade lui accorda son indulgence, puis mourut avant la fin de l’année 1531 âgé de 49 ans (il était né à Weinsberg en 1482).
Heureusement pour le patriarche car, au lieu d’une marche en arrière, M. Servet persista et signa de nouveau, publiant au printemps 1532 les 2a et 2b. La forme était différente (un dialogue fictif à la mode de l'époque), moins abrupte par rapport à l’enseignement existant de l’Eglise et le texte plus concis, mais le contenu était bel et bien le même ! L’accueil fut donc en conséquence le même.
la fuite à Paris
En pénurie d’amis et d’argent, handicapé par sa non connaissance de la langue locale, l’allemand , craignant un procès pour hérésie, M. Servet quitte la ville sans bruit. On le retrouvera à Paris la même année, enseignant les mathématiques, sous un autre nom - Michel de Villeneuve, du nom toponymique de sa ville natale -, et pour d’autres aventures ...
L’inquisition espagnole enverra le frère de M. Servet, qui était prêtre, à Bâle, afin que l’hérétique revienne au bercail, mais le frère revint bredouille.
Les gens de Bâle et ceux de Strasbourg n’entendirent plus parler de cet Espagnol qui fut comme une étoile filante dans leur ciel qu’ils ne regardèrent pas ... jusqu’en 1553 lorsque Jean Calvin s’acharna contre M. Servet.